CHAPITRE XII

La réussite de l’expédition contre la planète Rhingir causa de la joie à Rohohir et dans toute la civilisation des hols. Mais on ne se dissimula pas combien il serait difficile de renouveler un tel exploit. Les durups, maintenant, se méfieraient. Le danger serait accru d’autant. Il faudrait trouver de nouvelles ruses. Et il y avait quatre cents planètes à reconquérir avant de chasser les monstrueuses créatures de la galaxie !

Telle est la constatation assez amère que firent les hommes et les hols au cours de la dernière réunion qu’ils tinrent en commun. Car Jokron et ses compagnons devaient maintenant songer à repartir. Leurs réserves d’oxygène et de vivres s’épuisaient. Il était temps qu’ils regagnent leur propre galaxie.

Au cours de cette réunion, il fut du moins convenu que leur collaboration ne cesserait pas pour autant. On décida que le programme prévu pour intensifier les relations entre les deux mondes ne serait pas modifié, et que les échanges de stocks d’antimatière se poursuivraient. Car si l’antimatière ne permettait guère une action offensive, ainsi que la preuve venait d’en être faite, elle aiderait du moins les deux civilisations à subsister et à renforcer leur défense. Cela permettrait de gagner du temps. Et on espérait qu’à la faveur de ce répit, les savants finiraient par découvrir quelque moyen d’en finir avec les envahisseurs. Le plus gros des efforts fut donc orienté vers la recherche et la création de nouveaux laboratoires d’études.

La veille du départ, Rad Bissis et Hira Horahor se promenaient, comme ils l’avaient déjà fait si souvent, dans un des magnifiques jardins de Rohohir. Ils étaient tous les deux à la fois heureux et tristes, heureux de s’aimer, tristes de savoir qu’ils s’aimaient en vain. Il y aurait toujours entre eux l’horrible épaisseur d’un hublot, d’un scaphandre.

— Il aurait mieux valu, murmura le jeune officier, que nous ne nous rencontrions jamais…

— Et pourquoi ? répondit doucement Hira. Savoir que vous m’aimez, vous sentir à mon côté est déjà pour moi un bonheur immense… Et je ne désespère pas qu’un jour… Les durups, eux, ont bien trouvé le secret permettant de changer la polarisation de la matière… Pourquoi ne le trouverions-nous pas, nous aussi ? Nos savants et les vôtres s’y emploient… S’ils réussissent, nous pourrons passer d’une galaxie dans l’autre sans scaphandre après avoir subi un traitement approprié, au moyen des radiations dont les durups font déjà usage…

— Ces radiations sont peut-être mortelles pour les organismes vivants…

— Peut-être, hélas ! Mais ce n’est pas sûr. Je veux espérer, Rad. Je veux espérer ! Et même si nous ne devions jamais être unis, je ne cesserais pas de vous aimer. Jamais…

— Moi non plus, dit Rad, avec un sourire mélancolique. Et je veux que vous soyez ma femme, vous le savez bien.

— Je le sais. J’en ai parlé à mon père. Il avait déjà deviné. Il n’a pas dit non. Voulez-vous que notre union soit célébrée sur votre planète natale, puisque la mienne est maintenant inaccessible ?

— Oh ! Hira ! Ce sera pour moi le plus grand bonheur…

— Mon père n’y fera certainement pas d’objection, car il est convenu qu’au cours du nouveau voyage que nous allons entreprendre avec vous, nous ne nous contenterons pas de faire un séjour à Bory-Sinov, mais nous irons visiter quelques autres parties de votre galaxie.

*

* *

La flottille transgalactique comprenait cette fois non seulement les astronefs du précédent voyage, mais quatre autres que les hols avaient achevé d’équiper. Elle emportait encore, mais en sens inverse, un chargement d’antimatière destiné aux usines de la galaxie des hommes.

Le trajet se fit sans incident de route – car on ne peut pas compter pour un incident la rencontre d’une cohorte de durups lumineux qui fut promptement dispersée.

À leur arrivée à Bory-Sinov, les astronautes apprirent de mauvaises nouvelles. Les envahisseurs avaient encore gagné du terrain sur la race humaine, conquis deux autres planètes, menacé gravement les villes d’une troisième. On commençait à voir apparaître quelques-uns de leurs astronefs, qu’ils avaient dû construire très rapidement.

Leurs vaisseaux étaient toujours incapables de franchir la frontière galactique – sans quoi l’invasion eût été beaucoup plus rapide. De toute évidence, ils ne connaissaient pas encore l’utilisation de la substance neutre comme isolant. Seuls les durups sous leur forme originelle d’apparence gazeuse et lumineuse pouvaient passer sans risque d’une galaxie à une autre. Mais dès qu’ils s’incarnaient, ils étaient soumis aux lois de la matière.

Comme le séjour des hols était limité, ils ne restèrent que quelques jours à Bory-Sinov et entreprirent leur tournée de visites aux planètes dont la liste avait été fixée par leurs hôtes. Partout, ils furent accueillis avec curiosité et sympathie, et ils purent se faire une idée plus complète de la civilisation des hommes.

Ils arrivèrent enfin sur la planète mère de cette civilisation, la vieille Terre, dont ils admirèrent les merveilles. C’était là que Rad Bissis devait épouser Hira Horahor.

Rad était né dans une très antique cité, Nice, sur les bords de la Méditerranée, une mer bleue sous un ciel étincelant. Les parents du jeune astronaute, qui depuis des mois vivaient dans les transes, accueillirent leur fils avec des transports de joie.

Jamais, dans l’histoire des deux galaxies, on n’avait vu un mariage aussi singulier. La cérémonie eut lieu en plein air, sur un haut belvédère d’où l’on dominait la baie magnifique et tranquille. Les curieux étaient venus en grand nombre pour acclamer les jeunes époux, dont on connaissait les tragiques aventures et le prodigieux courage. Le temps était superbe. Des nuées de reporters se pressaient au premier rang, avec leurs caméras tridimensionnelles, leurs appareils enregistreurs.

La mariée et la moitié des invités étaient revêtus de leurs scaphandres légers, couleur de corail, qui les isolaient d’une façon absolue du monde dans lequel ils se trouvaient.

Un voile blanc – de ce blanc qui chez les hommes symbolisait toujours la jeunesse et la joie – était attaché au casque de Hira et orné d’un rameau de fleurs d’oranger. Les beaux yeux noirs de la jeune femme brillaient d’un éclat très doux. Elle prononça le « oui » avec beaucoup de ferveur. Puis elle prit les mains de celui à qui elle venait d’être unie par les liens du mariage, et elle lui dit :

— Je suis sûre, Rad, qu’un jour je serai complètement à vous.

— Je le souhaite de toutes mes forces, dit le jeune homme, très ému.

Leur première pensée fut ensuite pour Nora. Ils envoyèrent un message aux parents de celle-ci, pour leur dire qu’ils n’oublieraient jamais la jeune morte. Leur message se croisa avec celui que leur envoyaient les Wilty et qui disait : « Nous nous associons à votre bonheur et nous vous gardons toute notre amitié ».

Les hols assistèrent au repas traditionnel, mais n’y prirent pas part, et pour cause. Jokron et Roan Horahor échangèrent des toasts. Ce dernier leva une coupe symbolique, remplie de champagne, et en humecta le hublot de son casque.

— Je regrette, dit-il, de ne pas pouvoir goûter à vos vins, qui m’ont l’air délicieux.

— Cela viendra un jour, s’écria Joe Koel, qui restait plus que jamais optimiste.

Seul Dob Brasdin semblait triste. Il avait laissé à Rohohir celle qu’il aimait.

*

* *

Les astronefs des hols – sauf un – continuèrent leur visite des planètes. Celui qui resta, le plus petit, le fit pour permettre à Hira de prolonger son séjour sur la planète mère, car elle avait exprimé le désir d’y passer ce que les jeunes époux appelaient un peu tristement leur lune de miel. Une lune de miel qui pour eux ressembla beaucoup au supplice de Tantale – mais un supplice néanmoins très doux.

Ils visitèrent les grandes villes de la planète, admirèrent le merveilleux Paris, une ville immense et chargée d’un long passé. Ils virent Londres, Brasilia, Los Angeles, Moscou, qui étaient aussi des cités gigantesques et superbes. Ils admirèrent Venise qui, tout au long des millénaires, avait été conservée intacte, comme une pièce de musée.

Chaque soir, Hira regagnait mélancoliquement son astronef, pour y quitter son scaphandre. Mais le matin, elle retrouvait Rad, et la vie leur était douce.

Partout où ils allèrent, ils visitèrent non seulement les monuments, mais aussi les services de défense et les services de détection des durups, et donnèrent d’utiles conseils à ceux qui les dirigeaient. Car ils n’oubliaient pas un seul instant qu’ils s’étaient juré de venger leurs morts, et la plupart de leurs conversations portaient sur le moyen d’y parvenir.

Ils étaient loin de se douter que, ce moyen, ils allaient le découvrir eux-mêmes, bientôt, tout à fait fortuitement. Mais combien de découvertes, d’inventions, au cours des âges, n’avaient-elles pas été le fruit du hasard ?

Ils se promenaient cet après-midi-là, à pied, dans une des vieilles rues du quartier le plus ancien de Nice où ils étaient revenus, et c’était la veille de leur départ pour la planète Brael où les attendaient déjà leurs compagnons. Ils étaient un peu tristes, car ils allaient avoir à se séparer pendant tout le voyage qui durait plus de vingt heures. Rad disait à Hira :

— Ce qui est terrible, ma chérie, c’est que je n’ai même pas pu vous offrir un seul cadeau… Pas même une bague, pas même une alliance. Il y a pourtant sur ma vieille planète tant de choses qui auraient pu vous faire plaisir : des bijoux, des bibelots, des parfums, des friandises… Mais vous ne pourriez pas les emmener dans votre astronef. Elles seraient aussi dangereuses que des explosifs…

— Ne pensons pas à cela, dit-elle. Je vous aime, non pas pour ce que vous pourriez m’offrir, mais pour vous-même…

Rad entra dans un magasin pour se procurer quelques produits dont sa mère avait besoin. Le robot-serveur les lui donna et ils reprirent leur promenade, s’engageant dans une petite rue déserte et charmante, d’ancien style, et dont les habitants vivaient dans d’élégants hôtels particuliers. C’est au bout de cette rue qu’habitaient les parents du jeune astronaute.

Comme ils approchaient de leur propre maison, ils virent un homme de haute taille et de forte corpulence sortir d’un jardin et s’avancer vers eux. Le trottoir était étroit. Rad, en voulant s’effacer pour laisser passer l’inconnu, trébucha. Un des objets qu’il tenait à la main – un petit flacon – lui échappa, tomba sur les pieds du gros homme et rebondit sur la pierre où il se brisa.

Rad allait s’excuser, mais il n’en eut pas le temps. Il resta au contraire – ainsi que Hira – cloué par la surprise. L’homme avait poussé un cri strident, tandis que de son corps s’échappait une sorte d’ectoplasme gazeux, phosphorescent et de couleur verdâtre. Le cri devint une vibration terrible, qu’ils connaissaient bien, un intolérable « duuuu ruuuuup ». Ils suivirent un instant du regard la fantastique créature qui fonçait vers le ciel, tandis que le corps du gros homme s’affaissait comme une chiffe et très vite se transformait en un petit tas de cendre.

Rad et Hira étaient stupéfaits, muets. Ce fut la jeune hol qui réagit la première. Elle montra de sa main gantée de substance isolante les débris du petit flacon.

— Ça, fit-elle, c’est ça qui a obligé ce durup à se démasquer et à fuir. Qu’est-ce qu’il y avait là-dedans ?

— Oh ! bégaya Rad, c’était un banal flacon d’éther… Mais vous avez raison, Hira… Nous venons de découvrir quelque chose d’extraordinaire… L’éther doit être un moyen de détection des durups… J’espère que nous ne nous trompons pas. Et si nous ne nous trompons pas, c’est formidable…

Ils coururent vers l’hôtel particulier de leurs parents. Avant même d’embrasser ceux-ci, Rad se précipita vers le visophone et demanda le plus proche bureau de télécommunications galactiques. Il envoya un message à Jokron et à Roan Horahor pour leur faire part de ce qu’ils venaient de constater et les prier d’effectuer sans délai des vérifications sur une grande échelle. Ils transmirent le même message à plusieurs agences d’information en les invitant à le diffuser d’urgence dans toute la galaxie.

L’heure qui suivit fut assurément une de celles où, au cours de leur vie, ils éprouvèrent le plus d’impatience. Ils la passèrent devant l’écran tridimensionnel de télévision. Cinq minutes ne s’était pas écoulées que leur propre message était retransmis.

Le commentateur ajoutait :

« Si l’hypothèse de Rad Bissis se trouve fondée, l’héroïque astronaute aura une fois de plus rendu un immense service à la galaxie des hommes et à celle des hols. Ne quittez pas l’écoute. Nous vous tiendrons au courant, minute par minute, des suites de cette affaire. »

Vingt minutes s’écoulèrent. Le jeune homme branchait l’appareil sur toutes les chaînes de retransmission. Il immobilisa le bouton sur une chaîne où on parlait de lui :

« … Vérifier si l’hypothèse extraordinaire de Rad Bissis correspond à une réalité. À Paris, des expériences sont en cours dans les quartiers les plus animés de la ville. Des hélicabs, volant à quelques mètres au-dessus de la foule, vaporisent constamment de l’éther. Bien des gens, qui ne sont pas encore au courant des motifs de cette expérience, se demandent ce qui se passe et pourquoi on empuantit ainsi l’atmosphère. Nous apprenons que le même travail est effectué ou en voie d’exécution à Londres, à Rome et dans toutes les grandes villes. Nous souhaitons de toutes nos forces que cela donne des résultats. »

Un quart d’heure s’écoula encore. Rad et Hira se demandaient avec anxiété s’ils ne s’étaient pas trompés, s’il n’y avait pas eu une pure coïncidence entre le bris du flacon et l’envol du durup.

Mais tout à coup, tandis que Rad continuait à passer d’une chaîne de transmission à une autre, il entendit une voix qui disait :

« Attention. On nous annonce de Buenos Aires une nouvelle d’une importance exceptionnelle. Attention, nous allons nous brancher sur Buenos Aires… »

Le speaker disparut. Un autre prit sa place. Il avait l’air très ému.

« Réjouissez-vous, s’écria-t-il. J’ai une grande et heureuse nouvelle à vous annoncer. Nous avons maintenant la preuve que l’hypothèse de Rad Bissis était parfaitement fondée. Il n’y a pas sept minutes, dans la rue même qui se trouve sous les fenêtres de notre agence et qui est une des rues les plus animées de notre ville, tandis que des hélicabs vaporisaient de l’éther sur la foule, deux durups, presque en même temps, se sont démasqués et se sont envolés en hurlant vers le ciel sous la forme d’une masse oblongue, verdâtre et phosphorescente… Plus de mille personnes ont été les témoins de ce fait, et parmi elles plusieurs de nos collaborateurs qui étaient aux fenêtres et qui ont vu très distinctement l’envol des durups. Ainsi, nous possédons indiscutablement, grâce à Rad Bissis et à sa jeune femme, Hira Horahor, un moyen de détection des dangereux monstres, moyen dont les services de défense tireront certainement le plus grand parti. »

Rad poussa un cri de joie. Il prit Hira dans ses bras et mit un baiser sur le hublot de son casque.

Mais déjà il voyait toutes les utilisations possibles de ce qu’ils avaient découvert.

Dans l’heure qui suivit, des nouvelles du même genre affluèrent de toutes parts, et non seulement en provenance des villes terrestres, mais aussi de diverses planètes. La plus sensationnelle émanait de la planète Orris, la perle de la constellation du Scorpion. L’infiltration des durups y avait atteint des proportions considérables, sans que personne s’en rendît compte. Dans la capitale, Iltaine, une des villes les plus peuplées de la galaxie, à peine l’expérience eût-elle commencé que des milliers de durups s’envolèrent en émettant leur redoutable vibration. Les services de défense, qui étaient sur le qui-vive, purent en abattre des quantités.

Il était clair que les durups avaient horreur de l’éther à un point tel qu’ils ne pouvaient absolument pas souffrir son contact ou même simplement son odeur. Pourquoi ? On n’en savait rien évidemment, et on ne le sut jamais. Mais le fait était là, et il restait maintenant à l’exploiter au maximum.

Ce soir-là, lorsqu’ils regagnèrent leurs astronefs respectifs qui devaient les ramener à Bory-Sinov, sur la planète Brael, Rad et Hira avaient le cœur léger. Ils se séparèrent sans trop de peine pour vingt-quatre heures.